Souriez, vous êtes cartographiés

A presentation at Paris Web in October 2019 in Paris, France by Jérémy Renard

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Le thème de Paris Web 2019, c’est “Ouvrez grand le web”. On peut voir ça de plusieurs manières : penser à l’inclusivité et l’universalité du web, à de nouveaux défis techniques, … Mais aussi comme ouvrir le web à d’autres disciplines, casser les murs entre les métiers, et voir ce que d’autres mondes peuvent apporter à celui du web.

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Je m’appelle Jérémy, je suis designer/intégrateur web à l’Agglo de La Rochelle. Avant de travailler dans le web, j’ai eu une première vie professionnelle au cours de laquelle j’ai été cartographe au sein d’un vénérable institut : l’IGN. J’y ai travaillé sur de la cartographie éditoriale, de la recherche sur l’automatisation de la cartographie, puis de la cartographie dynamique, de la cartographie web, et enfin du web tout court. Avec le recul, je me suis aperçu que cette transition professionnelle s’était opérée de façon très naturelle et fluide, en grande partie parce que ces deux mondes ont beaucoup de choses en commun : d’un côté la cartographie, de l’autre le web. Je vous invite donc à un petit voyage dans le monde de la cartographie, en essayant de voir quels parallèles et quels enseignements on peut en tirer en tant que professionnels du web.

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Mais la cartographie, qu’est-ce que c’est ? C’est un métier finalement mal connu et perçu de façon assez paradoxale. Dans l’imaginaire commun, la culture, la littérature, c’est un métier considéré de façon noble : le cartographe, le géographe, celui qui dessine et donc maîtrise le territoire.

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Pourtant, quand on se présente en tant que cartographe, on se heurte souvent à une question incrédule : “Je ne comprends pas, on a déjà tout cartographié…”. Voire pire : “La cartographie je sais ce que c’est, pas plus tard que ce matin j’ai regardé sur Google Maps comment aller de mon hôtel à Sup’Internet”. Alors oui c’est vrai, mais ce n’est pas tout ! Justement parce que ce métier est méconnu, considéré uniquement au prisme de la carte topographique et d’un certain nombre d’idées reçues.

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Le travail d’un cartographe est en fait extrêmement varié.

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Il est normal de penser en premier lieu aux cartes topographiques, qui décrivent le territoire. Mais il existe bien d’autres types de cartes.

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Des cartes éditoriales ou statistiques, qui décrivent et analysent un phénomène, et ouvrent un immense champ de possible.

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Des cartes de points d’intérêt, très courantes sur le web, par exemple la localisation de bornes vélos libre service.

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Des cartes de réseau, comme la carte des liens d’amitié Facebook.

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Des cartes figuratives, qui se rapprochent de l’infographie, ici une carte très célèbre retraçant l’avancée des troupes napoléoniennes lors de la campagne de Russie.

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Des cartes totalement imaginaires, bien connues des amateurs d’heroic-fantasy ou de science-fiction.

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Ou encore des cartes mentales, qui analysent des phénomènes en représentant sous forme géographique des concepts qui n’ont à la base aucune emprise géographique.

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En plus d’être varié, le travail du cartographe revêt souvent une importance essentielle. Trois exemples pour terminer cet inventaire à la Prévert.

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Il est très largement admis que le débarquement des alliés en Normandie n’aurait pas pu être le succès qu’il a été sans un très gros travail cartographique en amont : topographie du terrain, localisation des positions allemandes, planification de l’approche stratégique, …

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Nous serons également d’accord pour dire que Harry Potter n’aurait probablement pas survécu à la bataille de Poudlard s’il n’avait pas eu en sa possession la Carte du Maraudeur.

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Et on est en droit de se poser la question : Frodon et Sam ne seraient-ils pas arrivés plus facilement et plus rapidement en Mordor s’ils avaient pu suivre leur itinéraire sur Google Maps ?

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De façon plus sérieuse, revenons à cette question : qu’est-ce que la cartographie ?

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Celle qui en parle le mieux c’est l’Association Cartographique Internationale, qui est un peu l’équivalent du W3C pour les cartographes. L’ACI décrit la cartographie comme un art, une science, une technique. Un bon travail de cartographie doit être à la croisée de ces trois champs de compétences, sans quoi il en résultera un déséquilibre susceptible de créer des cartes de mauvaise qualité.

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En quoi la cartographie est une science ? Tous les cartographes, comme tous les graphistes et les designers, se sont entendu dire un jour : “ton travail c’est juste mettre de jolies couleurs sur des interfaces”. Et bien non ! Le travail d’un cartographe répond à de nombreuses règles et contraintes, comme une grammaire.

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Cette grammaire, elle repose sur un ouvrage fondateur publié en 1967 par Jacques Bertin : “La sémiologie graphique”. Un ouvrage qui pose toutes les bases de la cartographie moderne et formalise les règles à respecter lorsque l’on crée une carte. Les préconisations de Bertin ont rapidement dépassé les frontières de la cartographie pour toucher toutes les sphères relatives au design en général. Aujourd’hui, les designers du monde entier utilisent les concepts de la sémiologie graphique, consciemment ou pas. Ces concepts reposent sur l’utilisation de variables visuelles, qui sont les degrés de liberté dont dispose un cartographe pour jouter sur le rendu visuel d’un objet à représenter : forme, taille, couleur, valeur, grain, orientation. Ces variables visuelles sont utilisées pour matérialiser des propriétés visuelles entre les données représentées : associer des données similaires (par exemple par la couleur ou la forme) ou au contraire différencier des données opposées, ordonner des données (via la valeur, les dégradés), quantifier des données (utilisation de la taille par l’intermédiaire de symboles proportionnels). Sur cette base relativement simple, Bertin déroule un ensemble de cas et d’usages spécifiques permettant à un cartographe de réaliser des cartes de qualité selon un certain standard de conception. Arrêtons-nous sur deux cas d’usage particulièrement intéressants La

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La variable forme appliquée à un symbole ponctuel se matérialise par la création de pictogrammes. Sur une carte comme sur une page web, le pictogramme est quelque-chose de très utilisé. Mais son usage répond à des règles précises. Aussi évocateur qu’il puisse être, un picto cartographique doit toujours s’accompagner d’une légende pour expliciter ce qu’il représente. Et même avec cette légende, la sémiologie graphique préconise de ne pas utiliser plus de 10 pictogramme différents sur le même fond de carte, au risque de créer de la confusion.

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Ces deux règles peuvent légitimement être adaptées au web. Si une section de page affiche plus de 10 pictos différents, il y a un grand risque de confusion et de surcharge coginitive pour l’utilisateur. Il faut probablement se tourner vers un autre mode de réprésentation, ou diminuer le nombre d’éléments représentés.

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De la même manière qu’une carte doit toujours avoir une légende, un picto doit toujours avoir un label, sinon l’utilisateur peut passer à côté de sa signification. Si un picto est un élément d’interface puissant par son pouvoir visuel et instinctif, il ne peut se suffire à lui-même. L’ajout d’un label sur un picto provoque systématiquement une augmentation de l’usage de la fonctionnalité qu’il déclenche, ci-dessus exemple pris sur l’interface de Google Translate. Ce constat est aussi valable pour les menus hamburger, dont il est prouvé qu’ils attirent un taux de clic plus important lorsqu’ils sont munis d’un label.

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Le deuxième cas d’usage concerne la séparation de deux variables visuelles qui ont trait à la colorimétrie : la couleur et la valeur. Sur un cercle chromatique, la variable couleur correspond à un changement de teinte le long de la circonférence du cerle, et la variable valeur à un changement d’intensité de la teinte le long d’un rayon du cercle. Chacune de ces variables a ses spécificités : la couleur permet d’associer ou différencier des données, là où la valeur permet de les ordonner via la notion de dégradé. Cette séparation en deux est inédite en 1967 et préfigure ce qui va arriver quelques années plus tard avec le système colorimétrique TSL (Teinte-Saturation-Luminosité) : ce que Bertin appelle couleur correspond à la teinte, et ce qu’il appelle valeur correspond à la luminosité. C’est un exemple de comment la cartographie a été précurseur sur des questions de design.

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Au niveau du webdesign, le système TSL a une extension immédiate via la propriété colorimétrique hsl (hue-saturation-lightness). A partir d’une couleur de base, un intégrateur peut jouer sur les valeurs de H et de L pour traduire des notions d’ordre, d’association ou de différenciation, de la même manière qu’un cartographe jouant sur la couleur et la valeur. L’augmentation ou la diminution du paramètre L permet d’obtenir une couleur plus claire ou plus foncée sans changer de teinte, utile pour des effets de survol ou de fond. La modification du paramètre H permet d’obtenir une couleur complémentaire, des couleurs analogues, une “complémentaire-split” par rapport à une deuxième couleur de base. Bref, tout ce que l’on peut faire sur un cercle chromatique se transpose très intuitivement via la propriété hsl. Si on ajoute à cela des customs properties CSS, on peut construire des designs systems complets réutilisables sur la base d’une seule couleur de départ. Sara Soueidan a notamment écrit un article très complet sur le sujet.

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Autre domaine relatif à la science cartographique : la généralisation cartographique. Prenons un exemple de carte topographique : le contenu y est riche mais adapté à une certaine échelle de visualisation.

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Reculons maintenant cette échelle. On rencontre des problèmes de lisibilité : éléments trop petits, pas assez visibles, densité importante d’information dans des zones réduites. La carte n’est pas utilisable.

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La solution retenue pour pallier à ce défaut : modifier la sémiologie de la carte. Certains éléments sont supprimés, d’autres au contraire grossis et mis en avant, les typos sont agrandies, les couleurs rendues plus saillantes, le tout pour produire une carte accessible au lecteur. Tout ceci s’appelle de la généralisation cartographique, et provient d’un savoir-faire historique qui remonte aux dessinateurs qui réalisaient les cartes avec un papier et un crayon.

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L’ensemble de ces processus est intimement lié à ce que l’on peut faire aujourd’hui sur le web. Le problème de base vient clairement de contraintes d’accessibilité : objets trop petits à cause des seuils de lisibilité, surcharge cognitive à cause de la surdensité d’information. Et la solution repose sur une logique proche du responsive : adapter les contenus et leur représentation à des contraintes d’accès. Là où le responsive s’adapte à des dimensions d’écran, la généralisation d’adapte à une échelle de visualisation. Quand on parle de responsive, il y a donc des enseignements à tirer de la façon dont les cartographes généralisent les cartes. Chose

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Chose notable : les méthodes de généralisation s’appuient sur des techniques liées à la Théorie du Gestalt, aussi appelée psychologie de la forme. Cette théorie qui vous fait par exemple voir sur la gauche un triangle blanc alors qu’il n’y en a pas, et sur la droite une ligne droite traversée par une ligne courbe bien que les couleurs indiquent le contraire.

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La Théorie du Gestalt est couramment utilisée dans la conception web, elle introduit des principes hyper importants de hiérarchisation de l’information ou de manipulation de biais visuels. Par exemple le principe de proximité : selon les espaces laissés entre différents éléments, vous voyez soit 4 colonnes sur la gauche soit 4 cartes de visite sur la droite. En utilisant correctement ce principe, on peut créer des designs avec des blocs bien identifiés sans avoir recours à des bordures ou des fonds, juste en gérant les marges, les espaces vides et les respirations, pour un rendu épuré et plus attrayant. Autre principe très intéressant : le principe de complétude, qui indique que dans une liste scrollable il est toujours préférable de montrer un petit bout de l’élément suivant justement pour indiquer qu’il y a d’autres éléments et inciter au scroll. Et bien d’autres principes encore…

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Voilà en quoi la cartographie est une science, avec ses règles et ses usages. Mais en quoi est-elle un art ?

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Sans remonter à des époques ancestrales et évoquer les cartes à la plume ou en gravure, il y a toujours eu une fibre artistique chez les cartographes. Aujourd’hui encore, vous utilisez probablement des fonds Google ou OpenStreetMap pour vos cartes dynamiques ? Pourtant, il y a des alternatives dont certaines ont une dimension artistique indéniable et un travail pointu de création graphique. Je pense à la WaterColor Map créée par le Stamen Design, et à la Treasure Map créée par MapBox. Ces deux fonds peuvent tout à fait être reprises en fond de plan de cartes web, en fonction de la thématique de votre site cela peut avoir du sens.

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Au-delà de ça, certains cartographes conçoivent des cartes dans un but avoué de recherche artistique plus que d’utilisabilité. Exemples de travail sur les textures et sur la luminosité du relief par le cartographe Andy Woodruff. On s’éloigne de plus en plus de la carte pour aller vers l’objet d’art.

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En allant encore plus loin, il existe des artistes qui conçoivent des oeuvres d’art basées sur des cartes. Ici une toile vendue en galerie d’art représentant les îlots urbains de la ville de Paris.

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Ou encore cette oeuvre d’art de Chicago qui cartographie le centre-ville sur une sculpture génate en forme de feuille. Détail notoire sur cette oeuvre : la carte est en relief, ce qui la rend accessible aux personnes aveugles. Ce n’était probablement pas le but premier, mais ça ne gâche rien.

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Mais l’art pour le cartographe, c’est aussi une source d’inspiration, qui se matérialise notamment par ces travaux de recherche de l’IGN. L’idée est de s’inspirer de toiles de maîtres (Derain, Van Gogh, …) pour réaliser des légendes originales. Le processus s’opère en deux étapes : d’abord une extraction de palette de couleurs depuis le tableau, et ensuite l’application aux données cartographiques via un moteur intelligent prenant en compte des contraintes (typiquement : la mer doit rester dans des nuances de bleu), le tout étant ensuite soumis à des tests utilisateurs pour estimer la viabilité des cartes. On peut ainsi créer de nouveaux types de carte d’inspirations diverses et alimenter la création cartographique.

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Ces travaux se sont poursuivis plus avant par l’intermédiaire du projet de recherche MapStyle, avec la création de cartes d’inspiration diverses : en aquarelle, en style popart, … Sur ce deuxième exemple, on est pas loin de la tendance web du design brutaliste.

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Cette logique d’inspiration artistique ne peut-elle pas s’appliquer au webdesign ? J’entendais récemment un élu à la culture dire lors de la refonte d’un site de musée : “mettez-moi de la couleur et pas juste des teintes maronnasses sous prétexte que l’on parle de culture”. Dans ce cas précis, cela peut avoir du sens de s’inspirer d’une toile de maître pour donner l’inspiration graphique d’un site de musée. J’ai fait l’exercice sur le site du Musée d’Orsay, qui est effectivement un peu terne, en m’inspirant de la Tristesse du Roi de Matisse. C’est un exercice de style, contestable, avec ses limites, pour autant cela donne un angle de vue pas inintéressant.

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Toutes ces expérimentations sur l’artistique ne doivent en aucun cas occulter l’essentiel : avant de concevoir des produits esthétiques, il faut surtout concevoir des produits utilisables. Il y a quelques années la ville de Londres a organisé un concours pour refondre son plan de métro, jugé peu attractif. Parmi les lauréats, un plan bien plus agréable à l’oeil, plus rond, plus lumineux. Problème : confrontée à des tests utilisateurs en conditions réelles, la première carte s’est montrée bien plus efficace pour retrouver son chemin, justement grâce à son côté très carré et austère. Finalement, on n’a jamais trouvé de meilleur plan de métro que celui-là. C’est une leçon en matière de webdesign : esthétique c’est bien, utilisable c’est mieux. Et l’esthétique ne doit jamais prendre le pas sur l’expérience utilisateur.

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La cartographie, c’est donc un art, une science, une technique. Laissons de côté l’aspect technique, ce n’est pas ce qui m’intéresse aujourd’hui. A savoir que la cartographie est une combinaison de compétences techniques que l’on retrouve pour la plupart dans le web : analyse de données, UX design, développement, logiciels et langages, …

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Cette définition, finalement, peut également s’appliquer au web : le web est un art, une science, une technique. La technique c’est tout ce à quoi on pense immédiatement : le code et les aspects développement. L’art, dans une interprétation très libre, c’est toute la partie de création graphique et design d’interface. Et la science, c’est toutes les connaissances qu’il faut avoir en tant que professionnel du web : ergonomie, accessibilité, bonnes pratiques, performances, référencement, bref tout ce qui constitue la qualité web et qui est pour beaucoup d’entre nous une vraie raison d’être.

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Et comme pour les cartographes, les professionnels du web se doivent de conserver cet équilibre précaire. Si dans une équipe vous avez des codeurs hyper compétents, mais pas d’expertise en création graphique et une application insuffisante des concepts liés à la science du web, vous mettez en danger la qualité de vos productions, et vous contribuez à la dégradation de l’équilibre du web. C’est malheureusement une tendance que l’on constate trop souvent, et c’est à nous professionnels du web de faire en sorte de maintenir cet équilibre.

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Le dernier exemple du plan de métro évoquant l’utilisabilité, parlons maintenant de l’UX en cartographie. Commençons par un exemple intemporel.

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Ceci est une carte du monde en projection Mercator. En montrant cette carte, une partie des gens ne voit rien de particulier : c’est juste la carte du monde telle qu’on la voit depuis qu’on est enfant.

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Certains voient plus loin, et dénoncent une arnaque cartographique : cette carte déforme énormément les surfaces à mesure que l’on se rapproche des pôles. Et c’est vrai : le Groenland se retrouve aussi grand que l’Afrique alors qu’il est de la taille du Soudan, quant à l’Antarctique rappelons qu’il a la même superficie que l’Australie. Cette carte serait donc un mensonge, et à ce titre elle est détestée par beaucoup de monde. Mais la vérité est plus subtile.

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Il faut bien comprendre qu’une carte à l’échelle mondiale se heurte à un problème insoluble, celui de la projection d’une sphère sur un plan. Quelle que soit la méthode choisie, la carte aura des défauts et pourra être considérée comme un mensonge. Il existe d’ailleurs des quantités de méthodes de projection différentes, avec des résultats parfois étonnants. Mais chacune peut potentiellement répondre à des cas d’usage spécifiques.

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Alors, pourquoi la carte de Mercator est géniale ? Parce qu’elle a la grande propriété de conserver les angles en tout point de la carte. A l’époque où elle a été conçue, celle des grandes découvertes du Moyen-Âge, elle répondait à un besoin précis : si on trace une ligne droite entre deux points, ça correspond au trajet qu’effectue un bateau qui garderait un cap constant tout au long de sa route. Certes les surfaces sont déformées, mais pour ce cas d’usage précis ce n’est pas gênant. Si arnaque il y a, ce n’est pas dans la carte à proprement parler, mais dans le fait qu’elle ait ensuite été réutilisée à tort et à travers comme la représentation la plus courante du monde.

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On est là clairement dans une démarche orientée UX : une carte qui répond à un besoin précis, qui est parfaite dans ce contexte, mais qui ne peut être réutilisée automatiquement pour tout type de besoin. L’UX, ce terme à la mode que l’on entend partout et tout le temps, parfois de façon hors de propos, ce n’est rien d’autre que ça : tenir compte des utilisateurs à chaque étape de conception pour répondre exactement à leur besoin. Et comme le montre cet exemple, c’est une démarche qui existe bien au-delà du monde du web, et qui existait bien avant ces 10 dernières années.

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Chaque carte est un mensonge, chaque carte déforme la réalité. Le cartographe est comme un journaliste, avec la possibilité de transformer l’information ou au contraire de rester le plus neutre possible, et la conception orientée UX intervient dans sa réflexion sur comment l’utilisateur va lire et utiliser sa carte.

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Il est très facile de transformer l’information par une carte, surtout avec son impact visuel évident et immédiat. Sur cette carte de résultats de l’élection présidentielle américaine de 2012, on a bien du mal à comprendre comment Obama a pu être élu tant le pays semble majoritairement rouge. Même si elle est sémiologiquement correcte, cette carte introduit un biais en représentant la tendance rapportée à la surface des districts.

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Mais tous les districts n’ont pas la même population de votants, et donc le même poids de vote. Si on rapporte la tendance dans un cercle proportionnel au nombre de votants, la carte redevient majoritairement bleue et on comprend mieux l’élection d’Obama : il a gagné moins de districts, mais il a gagné les plus peuplés, ceux qui rapportent le plus de grands électeurs. Ce genre de manipulation cartographique a été utilisée par Donald Trump pour tenter de légitimer son poids électoral face à une éventuelle procédure de destitution.

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Manipulation, le mot n’est pas trop fort : la carte peut être un fabuleux outil de manipulation. A partir des mêmes données, vous pouvez donner deux impressions radicalement différentes. Modifiez la discrétisation statistique, le choix des couleurs, l’habillage, le titre, et vous pouvez faire croire que la Bretagne est en pleine expansion économique ou au contraire en totale récession.

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Choisissez un symbole volontairement grossier, ne faites aucun effort de généralisation ou de clustering, et vous obtenez cette carte du premier rassemblement des gilets jaunes qui donne l’impression que la France est entièrement congestionnée. Ca accentue votre poids et ça appuie votre message politique.

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On touche là aux perceptions et aux émotions les plus primaires, en jouant sur l’affect, sur la peur, sur des sentiments négatifs. Comme sur cette carte qui illustre les flux migratoires par une énorme flèche rouge, donnant le sentiment d’une invasion incontrôlée, notamment en utilisant la figure cartographique de la pieuvre connue pour être génératrice d’angoisse et renforcée par la couleur rouge synonyme de danger. Cette carte a été réalisée par Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, ce qui pose question quant à la neutralité idéologique de cette agence.

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Un maronnier électoral maintenant : par quelle couleur représenter le vote Front National lors des élections ? Ce vote a longtemps été représenté par du marron ou du noir. Mais ces dernières années certains ont contesté cette couleur, historiquement trop connotée. C’est ainsi qu’est apparu du bleu foncé, qui semble rattacher le Front National dans le spectre politique républicain, à droite de la droite, avec là aussi une connotation forte : aller dans le sens d’une normalisation du parti. Pour éviter de tomber dans ce piège, des nouvelles couleurs totalement inédites sont apparues, comme le violet. Mais qu’on le veuille ou non, chaque couleur a sa connotation : le violet est une couleur lumineuse, synonyme de noblesse, plutôt rassurante. Donc qui pose problème. Au final, on n’a qu’une certitude : la couleur que choisit un media pour représenter le Front National est souvent révélateur de sa position sur l’échiquier politique.

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La possibilité d’orienter le message d’une carte a été formalisée par le chercheur néerlandais Ian Muehlenhaus, qui a établi une taxonomie des styles rhétoriques existant dans les cartes. Un ensemble d’indicateurs permettant d’affirmer si une carte fait autorité, si elle est sensationnaliste, ou si elle est carrément de propagande. A partir des mêmes données, le choix des couleurs, des modes de représentation et de l’habillage déterminent comment on peut caractériser la carte.

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Application directe avec deux cartes qui représentent la propagation du moustique tigre. La première, reprise dans énormément de medias, joue sur des couleurs agressives, colore l’ensemble d’un département dès qu’une observation a été faite dans une seule commune, et ajoute du jaune là on a seulement des campagnes de surveillance sans moustique détecté : on a tous les codes d’une carte de propagande. La deuxième est beaucoup plus neutre et honnête et le mode de représentation est moins enclin à la manipulation : c’est une carte faisant autorité. Sans surprise, la deuxième est le fruit du travail journalistique des équipes du Monde, alors que la première est tirée du site vigilance-moustiques dont l’un des objectifs est de vendre des produits anti-moustiques. Mais ce qui interpelle, c’est laquelle de ces deux cartes se retrouve sur le site du Ministère de la Santé ? A peu de choses près la première. Je vous laisse en tirer les conclusions que vous voudrez.

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Appliquée au web, cette taxonomie “site faisant autorité” contre “site de propagande” fait penser à ces mouvements anti-avortement qui font de la propagande envers les jeunes filles mais se parent de sites qui ont tous les codes du site institutionnel : aspect neutre, couleurs sobres, discours en apparence non orientés. Ils invitent au contact de façon la plus ouverte possible, et dès la prise de contact la propagande commence. Il avait été question il a quelques années d’élargir le délit d’entrave à l’avortement pour interdire ce genre de sites, ou au moins qu’ils affichent plus clairement leurs intentions dès le départ. Ça n’a pas été possible. Peut-être qu’en utilisant les indicateurs adéquats, il aurait été possible pour des juristes de prouver que ce genre de site se donne une apparence faisant autorité alors qu’ils diffusent de la propagande, ce qui constitue un cas manifeste de tromperie.

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Finissons ce voyage en cartographie en abordant les questions d’accessibilité.

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Si on regarde une carte en regard des critères du WCAG, on se heurte à un problème majeur : le critère 1.4.1, la couleur n’est pas utilisée comme seule façon de véhiculer de l’information, notamment pour ne pas léser les personnes daltoniennes. Or la couleur est une variable visuelle, et même la plus utilisée en cartographie.

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Le problème est particulièrement éloquent en carto statistique lorsque l’on utilise une double trame pour représenter des valeurs positives et négatives. On utilise couramment une opposition rouge/vert, les couleurs qui posent le plus de problèmes aux daltoniens, ce qui résulte en des cartes inaccessibles qui provoquent la confusion.

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Cette question a été traitée depuis longtemps dans les travaux de recherche, mais paradoxalement elle peine à se démocratiser chez les cartographes. Des études ont pourtant été menées pour créer des palettes de couleur accessibles, qui ne provoquent pas de confusions chez les daltoniens sans dégrader l’expérience de lecture des trichromates. Malgré cela, les medias sortent régulièrement des cartes qui ne sont pas accessibles sur ce point-là.

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Chez les cartographes sensibilisés au daltonisme,certains choix de couleurs reviennent souvent : opter sur une opposition bleu/rouge, ou sur des verts très lumineux et très saturés en remplaçant les rouges par des roses/violets. Avec ces choix de couleurs non seulement la lecture est particulièrement aisée pour la plupart des daltoniens, mais la vision trichromate produit des cartes particulièrement lumineuses et agréables. C’est d’ailleurs une opposition de couleurs que l’on retrouve régulièrement sur le web, qui gagnerait à être utilisée plus largement.

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Toutes ces problématiques propres à la cartographie ont un prolongement immédiat sur le web. On les retrouve dans un article extrêmement complet de Stéphanie Walter, dont la lecture est indispensables autant pour les webdesigners que pour les cartographes. Chose amusante, l’un des outils présenté dans cet article pour simuler le daltonisme – ColorOracle – a été créé par des cartographes pour des besoins cartographiques. La boucle est bouclée.

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L’accessibilité en carto, c’est aussi rendre les cartes accessibles aux personnes aveugles. Cela peut être fait en utilisant le relief et le toucher. On a tous déjà vu des cartes topographiques en relief : si leur but premier est avant d’être de beaux objets, leur conception leur donne une dimension accessible qui permet aux aveugles d’appréhender le relief du terrain.

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Il existe également des produits cartographiques créés spécialement pour les aveugles. Par exemple ce globe en relief, qui matérialise les continents, les fleuves, les villes principales, et comporte des toponymes en braille. Ce sont des objets relativement rares mais qui existent, et qui ont en plus une dimension esthétique particulièrement prononcée.

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Certains sont allés encore plus loin, en créant des atlas tactiles complets, avec représentation en relief des éléments topographiques et toponymes en braille. L’exemple est ici pris d’un atlas suisse.

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Si l’on parle de cartographie sur le web, le critère 1.1 des WCAG s’applique sans discussion aux cartes. Par définition une carte est un élément non textuel, donc pas accessible.

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Il faut donc systématiquement proposer des alternatives textuelles complètes aux données cartographiées, aussi complexes soient-elles : un texte, un tableau, un document, une autre page, ce que l’on veut mais une alternative textuelle. Il existe d’autres petites astuces pour rendre des cartes plus accessibles, en jouant sur la navigation au clavier ou sur les fonds de carte, mais l’alternative textuelle est une obligation.

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Pour terminer, l’accessibilité en carto c’est également cartographier l’inaccessible. Représenter sur une carte des phénomènes sensoriels que certaines personnes ne peuvent pas percevoir, notamment pour des raisons de handicap. C’est par exemple le cas des cartes de bruit. Au-delà de la carte de bruit classique, il y a eu des tentatives pour établir une sémiologie complète de la représentation du bruit : source du bruit, nature, intensité, fréquence, diffusion, … Le but étant de pouvoir mettre en place des cartes des bruits dans toutes leurs composantes et pas seulement leur volume sonore.

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Un sens qui n’est jamais exploité dans le web, c’est l’odorat (en attendant que l’on dispose un jour d’ordinateurs olfactifs). Une tendance monte ces dernières années pour établir des cartes d’odeur. Un projet de cartographie en ligne est apparu pour représenter la nature des odeurs dominantes dans les quartiers de certaines grandes villes. Et comme pour les cartes de bruit, des sémiologies particulières ont été mises en place pour représenter les odeurs dans toutes leurs composantes : lieu d’émission, intensité, diffusion, …

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C’est sur ce dernier exemple que ce termine ce voyage dans le monde de la cartographie.

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